En mai 1941, les autorités coloniales dressent un mémorial sur une petite place au nord-est du lac Hồàn Kiếm, à côté du temple de Bà Kiêu. C’est une stèle en pierre, haute de 1,7 m, large de 1,1 m et épaisse de 0,2 m, sur laquelle sont gravés en quốc ngữ1, en chinois et en français, les mérites du jésuite Alexandre de Rhodes. Le journal Tân Tri du 13 juin 1941 en informe ses lecteurs de la manière suivante :
M. Alexandre de Rhodes a revécu parmi les habitants de Hanoi lors de l’inauguration de son mémorial ; la cérémonie a été réalisée dans une atmosphère solennelle et émouvante […] Maintenant, le quốc ngữ est considéré comme les fondements de la langue nationale, c’est pourquoi, nous ne pouvions pas ne pas remercier sincèrement celui qui l’a inventé, M. Alexandre de Rhodes. (Le courrier du Viêt Nam, 4 juillet 2004 : 6.)
2Le titre de notre article Alexandre de Rhodes a-t-il inventé le quốc ngữ ? est bien sûr ironique. Nous savons, comme le dit Alexandre de Rhodes lui-même, qu’il n’a pas inventé le quốc ngữ. Si
éminent que soit son rôle, nous verrons qu’il n’est que le maillon
d’une chaîne et que l’hommage rendu à, l’illustre jésuite ne doit pas
être l’arbre qui cache la forêt. En effet, ce qu’il faut mettre aussi en
évidence est le rôle des missionnaires dans la connaissance des
langues. Au Viêt Nam, comme dans la plupart des pays qu’ils tentent
d’évangéliser (un autre exemple patent est celui des Pères blancs en
Algérie pour la connaissance de l’arabe et du berbère), ces
évangélisateurs ne se limitent pas à la prédication et à la traduction
de la parole de Dieu. L’œuvre de lexicographie de missionnaires n’a pu
se faire qu’en étroite collaboration avec les chrétiens et les lettrés
vietnamiens, collaboration trop souvent tue par les missionnaires. Ce
qui ne justifie pas néanmoins la sous-estimation, voire l’ignorance, de
l’apport des missionnaires à l’historiographie du Viêt Nam. Ils n’ont
pas seulement été des jalons incontournables en matière de grammaire et
de lexicographie des langues, mais ont parfois aussi été de grands
ethnologues ou de grands historiens. C’est donc à juste titre que
Georges Condominas rend hommage à l’œuvre du Père Cadière et que
Laurent Dartigues donne sa place aux missionnaires dans la naissance et
le développement de « L’orientalisme français en pays d’Annam »
(Dartigues 2005 : 122-136).
3Or,
pour certains spécialistes du Viêt Nam, reconnaître la valeur et le rôle
scientifique des écrits de certains missionnaires aboutirait à ne
considérer que le côté positif des missions, voire verser dans
l’hagiographie. Il en est bien sûr tout autrement. La reconnaissance de
l’apport des missionnaires à la vietnamologie n’aboutit pas à ignorer
les côtés négatifs de leur action au Viêt Nam : nombre d’entre eux ont
méconnu la culture vietnamienne, jugée inférieure à la culture
française, partie prenante de la culture occidentale et, sauf exception,
ils ont fermement soutenu la domination coloniale. L’entreprise
missionnaire est contradictoire, mais cette contradiction est un fait et
les faits sont têtus, comme le déclarait un certain Vladimir Ilitch
Oulianov, plus connu sous le nom de Lénine dans sa Lettre aux camarades du 30 octobre 1917.
4Reste
à expliquer cette vision réductrice de certains spécialistes du
Viêt Nam. Elle relève, très probablement, d’une double faiblesse
épistémologique : l’adhésion inconsciente à « l’athéisme
méthodologique » dénoncé par Albert Piette (2003) et à « l’illusion
scientifique » formulée par Michel de Certeau (1975). Dans son ouvrage
sur « le fait religieux », Albert Piette s’élève contre « l’athéisme
méthodologique » pratiqué par les spécialistes des sciences religieuses
et, plus généralement, par les chercheurs en sciences humaines, au
profit d’un « théisme méthodologique » qui ne réduit pas le croyant (en
ce qui nous concerne ici le missionnaire) à un « idiot manipulé,
halluciné, illusionné par des forces chimériques », et de ce fait
incapable de prendre des distances avec sa foi et d’apporter son tribut
aux recherches en sciences sociales (ibid. : 37). D’autre part,
Michel de Certeau, dans la filiation de Paul Veyne et de Paul Ricœur,
souligne que l’histoire est non seulement un récit, mais aussi une
pratique, liée à son lieu d’énonciation, « l’institution historique ».
Michel de Certeau veut dire par là que tout historien, ecclésiastique ou
laïc, croyant, agnostique ou athée, s’insère dans une époque, un moment
de la recherche historique, avec ses thématiques et ses écoles, ses
innovations épistémologiques et ses impasses, et le met en garde contre
« l’illusion scientifique » (1975 : 70). En effet, l’observateur,
anthropologue, historien ou sociologue, travaille sur des constructions
déjà opérées par les acteurs. En prenant la suite de l’interprétation et
des catégorisations des acteurs, il effectue certes un décrochage par
rapport au monde des acteurs, « mais il contribue par spécialisation et
institutionnalisation à l’élaboration d’une posture originale, celle des
sciences humaines, à mi-chemin du monde des acteurs et d’une distance
objective et omnisciente qui ne saurait que constituer un fantasme »
(Molino 1997 : 19).
5Cette
mise au point épistémologique ayant été faite, reste à organiser notre
propos. Cet article, centré autour de la figure d’Alexandre De Rhodes,
se veut une synthèse du rôle des missionnaires dans la lexicographie du
vietnamien, plus précisément la mise en œuvre de la translittération de
l’écriture de la langue vietnamienne en caractères à l’écriture en
alphabet romain, en d’autres termes, du chữ nôm au quốc ngữ.
Cet exposé qui vise un public de non vietnamisants mais aussi de
vietnamisants peu familiers avec ce sujet sera divisé en trois parties.
Après avoir brièvement évoqué la vie et les voyages d’Alexandre
de Rhodes, nous tenterons de mettre en évidence les principaux apports
de son œuvre lexicographique et le rôle joué par ses prédécesseurs, des
jésuites portugais. La troisième partie analysera le processus qui
débouche sur la généralisationdu quốc ngữ comme mode de
transcription de la langue vietnamienne. Faut-il préciser que cet exposé
n’a pas de prétention linguistique, et ce pour trois raisons : l’auteur
n’est pas linguiste, les articles et les ouvrages de linguistique sur
le passage du chữ nôm au quốc ngữ, en vietnamien, en
anglais et en français sont très nombreux, enfin, innover dans ce
domaine suppose la connaissance approfondie du chinois classique et du chữ nôm,
ce qui est très rarement le cas chez les vietnamologues de langue
française. Parmi ces exceptions, on peut citer le mémoire d’Alexandre Lê
(1995 : 6-99), élève de Hoàng Xuân Hãn. Les quelque données
linguistiques figurant dans le texte sont toujours attribuées à leurs
auteurs et n’ont pour but que d’éclairer le propos général.
Un voyageur polyglotte2
- 2 L’histoire de la vie d’Alexandre de Rhodes est désormais bien connue. Les articles et les ouvrages (...)
- 3 Le patronyme Rueda, vient de rueda (rouelle), petit disque rouge que les juifs de ces contrées dev (...)
6Alexandre
de Rhodes est né en Avignon le 15 mars 1591, dans une famille de
négociants en soie, originaire du village de Calatayud en Aragon. Ces
marranes ont fui l’inquisition pour se réfugier en Avignon, alors terre
papale accueillante pour les juifs. Comme beaucoup de chefs de familles
juives converties au catholicisme, le père d’Alexandre choisit de
modifier son patronyme Rueda en Rode, puis de Rode et finalement en de Rhodes3.
En 1609, à 18 ans, Alexandre de Rhodes arrive à Rome. Le 14 avril 1612
il entre dans la Compagnie de Jésus. Là, il perfectionne sa connaissance
des langues anciennes (latin, grec et hébreu), apprend l’italien et
étudie les mathématiques.
7Il
se destine à l’évangélisation du Japon et quitte Rome en octobre 1618
pour Lisbonne, alors principal port d’embarquement d’Europe pour les
Indes orientales. Il apprend le portugais en attendant le départ, le
4 avril 1619, sur le « Sainte Thérèse », à destination de Goa. Parmi les
quatre cents passagers de ce navire figurent d’autres missionnaires
jésuites comme Jérôme Majorica, évangélisateur du « Tonkin » et de la
« Cochinchine » et auteur prolifique de textes chrétiens en chữ nôm.
- 4 Une langue dravidienne proche du Tamoul.
8Le
navire passe le Cap de Bonne-Espérance le 20 juillet 1619 et atteint
l’île de Goa le 9 octobre de la même année. Alexandre de Rhodes est
accueilli par les jésuites installés à Goa depuis l’arrivée de
François Xavier en 1542. Il va demeurer deux ans et demi à Goa et à
Salsette où il tombe gravement malade. Il y rencontre le jésuite
français étienne de la Croix avec lequel il apprend une langue locale :
le kanara ou canarin4.
Le 12 avril 1622, il reprend le cours de son périple vers le Japon. Il
s’embarque alors pour Malacca où il arrive le 28 juillet 1622 et doit
patienter près de 9 mois avant de pouvoir de reprendre la mer. En raison
de l’intensification de la persécution des chrétiens au Japon et de la
fermeture progressive du pays entamée dès 1612, ses supérieurs décident
de l’orienter vers une autre destination : le centre du Viêt Nam où les
pères Francesco Buzomi (1576-1639) et Diego Carvalho avaient établi une
mission depuis 1615 à Tourane (aujourd’hui Đà Nẵng).
9Après
18 mois passés entre Macao et Canton, Alexandre de Rhodes s’embarque
avec cinq autres jésuites, dont Gabriel de Matos, pour rejoindre Faifo,
aujourd’hui Hội An, un des principaux ports de ce qu’il appelle la
Cochinchine, au sud de Tourane. C’est un grand centre économique qui
commerce avec les Japonais et les Portugais. Il y arrive en mars 1626 et
en quelques mois maîtrise suffisamment le vietnamien pour prêcher dans
cette langue. Le 12 mars 1627, en compagnie du jésuite Pedro Marques,
Alexandre de Rhodes embarque pour le Tonkin. Il y est envoyé par ses
supérieurs pour assister le jésuite italien Giuliano Baldinottiqui
éprouve de grandes difficultés à maîtriser le vietnamien. La première
église du Tonkin est érigée non loin de Thanh Hóa. Néanmoins, la
prédication se trouve vite compromise par le conflit qui éclate, motivé
par l’opposition des missionnaires à la polygamie et avivé par des
rumeurs d’espionnage propagées par les mandarins au service du roi.
Placé en résidence surveillée à Hanoi en janvier 1630, Alexandre
de Rhodes est banni en mai par l’empereur Trịnh Tráng, sous la pression
de ses concubines. Ne pouvant rentrer en Cochinchine, d’autant plus
défavorable aux religieux chrétiens qu’elle les imagine devenus des
espions du Tonkin, Alexandre de Rhodes retourne à Macao où il enseignera
pendant près de 10 ans la théologie morale.
10Entre
1640 et 1645, de Rhodes entreprendra quatre voyages vers la Cochinchine
comme supérieur des missions (janvier-septembre 1640, décembre
1640-juillet 1641, janvier 1642-septembre 1643, janvier 1644-juillet
1645). La plupart du temps, il devra travailler dans la clandestinité,
en raison de l’hostilité des autorités locales. Expulsé de Cochinchine
le 3 juillet 1645, il débarque à Macao 20 jours plus tard. En vue
d’obtenir davantage de soutien de la part du Saint-Siège, on demande à
Alexandre de Rhodes de partir à Rome plaider la cause des Missions
d’Asie. Avant son départ, il initie ses successeurs, Carlo della Roca et
Metello Sacano, à la langue vietnamienne.
11Parti
de Macao le 20 décembre 1645, accompagné d’un jeune chrétien chinois,
il n’atteindra Rome que le 27 juin 1649, après bien des vicissitudes.
Arrivé à Rome, il expose la situation de l’Église en Cochinchine et au
Tonkin et sollicite le soutien du Vatican pour l’établissement de
missions auprès de la Propaganda Fide (Propagande de la foi). Il plaide
pour la formation d’un clergé autochtone et réclame la nomination d’un
évêque in partibus pour la Cochinchine et le Tonkin, s’opposant ainsi à la domination politique et religieuse de patronage portugaise, le padroado.
12Il
quitte Rome le 11 septembre 1652, chargé par la Propagande de trouver
les personnes et les fonds nécessaires pour remplir sa mission. Il
parcourt le Piémont et la Suisse puis rejoint Paris en janvier 1653. Là,
il rencontre le Père Jean Bagot, jésuite bien introduit dans les
milieux du pouvoir qui avait été confesseur du jeune Louis XIV. C’est
parmi les disciples du Père Bagot qu’il trouve des volontaires pour
partir au Tonkin et en Cochinchine, notamment François Pallu qui sera
l’un des trois vicaires apostoliques nommés en 1658 par le pape pour les
missions d’Asie, acte fondateur des Missions étrangères de Paris (MEP).
D’autre part, la Compagnie du Saint-Sacrement, soutenue par Anne
d’Autriche, Saint Vincent de Paul et Bossuet, donne les financements
nécessaires au projet d’Alexandre de Rhodes. Mais ce projet risquait
d’envenimer les relations entre le Pape, le roi du Portugal et la
Compagnie de Jésus. Mis en disgrâce, il est envoyé en Perse en novembre
1654 où il s’initie immédiatement à la langue. C’est là qu’il meurt en
novembre 1660.
13Les
haltes, dans l’itinéraire d’Alexandre de Rhodes, sont donc des
occasions d’apprendre des langues. Alexandre de Rhodes connaissait 12 à
13 langues : le français et le provençal, ses langues maternelles, le
latin, le grec, l’italien et peut-être l’hébreu, le portugais,
l’espagnol, le canarin, le chinois, le japonais, le perse et le
vietnamien, langues « qu’il pouvait presque toutes parler couramment »
(Cadière 1915 : 239). Alexandre de Rhodes était modeste. À son arrivée
au Viêt Nam, il avoue sa perplexité :
Pour moi, je vous avoue que quand je fus arrivé en la Cochinchine, et que j’entendis parler les naturels du pays, particulièrement les femmes, il me semblait entendre gazouiller les oiseaux et je perdis l’espérance de le pouvoir jamais apprendre. (De Rhodes 1854 : 79.)
14Mais s’il était dépourvu de fatuité, il avait cependant pour l’étude des langues « une facilité merveilleuse » (Cadière id.) Il ne tarde pas à maîtriser le gazouillis des oiseaux :
Je commençai à prendre à cœur cet emploi : on me donnait tous les jours des leçons que j’apprenais avec autant d’application que j’avais autrefois appris la théologie à Rome, et Dieu voulut que dans quatre mois j’en sus assez pour entendre les confessions, et dans six mois je prêchai en la langue de la Cochinchine, ce que j’ai continué pendant beaucoup d’années ». (Alexandre de Rhodes 1854 : 67.)
15Le
Père de Rhodes était donc bien armé « pour démêler, reconnaître,
différentier et noter par des signes appropriés les divers sons, parfois
si voisins, si fuyants de la langue « annamite ». (Cadière id.)
16Six
portraits du Père de Rhodes ont été conservés, un chez les jésuites de
Florennes, en Belgique, un au Séminaire des MEP, une copie de ce dernier
à Marseille, dans un lieu inconnu, un au Musée Calvet à Avignon, une
copie de ce tableau au Musée Khải Định à Hué. Ces portraits présentent
peu de différences. En revanche, ils ont un point commun selon le
Père Cadière qui « […] croit bien que nous n’avons pas les traits
véritables du Père de Rhodes […] mais une image passe partout, rendant
sans souci de l’exactitude des traits individuels, l’idée en général du
missionnaire chrétien, en Extrême-Orient, tel qu’on le concevait au xviie siècle » (Cadière 1938 : 45).
Alexandre de Rhodes et le quốc ngữ
17Le Dictionarium Anamiticum Lusitanum et Latinum et le Catechismus Pro iis qui volunt suscipere Batismum,
publiés à Rome en 1651, sont, en effet, deux ouvrages fondamentaux et
irremplaçables, qui posent les bases de la romanisation du vietnamien et
nous permettent en outre de connaître l’état de la langue vietnamienne
au xviie siècle et son évolution. Nous nous intéresserons, dans cet exposé, au seul dictionnaire.
18Quand
Alexandre de Rhodes a-t-il rédigé son dictionnaire ? Sans doute pendant
ses séjours au Viêt Nam. Mais les sept ans qu’il y passa en totalité
furent ponctués de va et vient, de départs et de retours. Si l’on ajoute
qu’il était sollicité par les tâches d’organisation de la mission et
qu’il vécut souvent dans la clandestinité où la semi clandestinité,
situation peu propice à la recherche lexicographique, on peut faire
l’hypothèse, avec le pasteur Bordreuil, qu’il travailla sur le
dictionnaire pendant son long séjour à Macao, de 1630 à 1640 :
Bien qu’il n’en parlât pas dans son ouvrage, nous pensons que le Père de Rhodes mit à profit les dix années de calme intellectuel, sinon pour rédiger, du moins pour jeter les bases de deux ouvrages capitaux à l’usage des catéchistes annamites et des missionnaires : nous voulons parler de son catéchisme et de son dictionnaire. (Bordreuil 1954 : 79.)
19D’autre part, son séjour à Rome lui permit de mener à bien les tâches matérielles de publication de son ouvrage.
20Le Père Lèopold Cadière, expert en la matière, souligne sa grande maîtrise de la langue :
- 5 À ce titre, la lecture des ouvrages de Nguyễn Tân Hung(2011) et de Phan Đình Cho (1998), aurait en (...)
Pour tout ce qui concerne l’ « Annamite », le dialecte du Tonkin et celui de la Cochinchine n’avaient pas de secret pour lui. Ajoutons qu’il nous donne sur l’état ancien de la langue annamite, sur des mœurs et des coutumes aujourd’hui disparues, des renseignements qu’on ne trouve nulle part ailleurs.5 Ajoutons que pour le sens des mots l’ouvrage est d’une sûreté impeccable, et que les notions de grammaire qu’il a ajoutées à son dictionnaire dénotent une compréhension très profonde du mécanisme parfois compliqué et subtil de la syntaxe annamite. (Cadière 1915 : 238-39.)
21Linguae Annamiticaeseu Tunchinensis Brevis Declaratio,
le précis de grammaire vietnamienne de 31 pages, qui figure à la fin de
son dictionnaire « donne un aperçu sommaire sur le fonctionnement de la
langue vietnamienne. Il consacre 6 chapitres sur 8 au traitement du
problème de la classification des mots en vietnamien » (Lê Thị Xuyến,
Phạm Thị Quyên, Đỗ Quang Việt & Nguyễn Văn Bích 2004 : 143-144).
22Ces chapitres, si on les traduit du latin, sont les suivants :
- Lettres et syllabes dont se compose la langue (chapitre 1) ;
- Accents et autres signes dans les voyelles (chapitre 2) ;
- Les noms et les adjectifs et les adverbes (chapitre 3) ;
- Les pronoms (chapitre 4) ;
- Autre pronoms (chapitre 5) ;
- Les verbes (chapitre 6) ;
- Les particules indéclinables en vietnamien (chapitre 7).
23Alexandre
de Rhodes utilise cependant des notions grammaticales utilisées dans la
langue latine, comme le cas, le temps ou le mode, par exemple.Ce point
de vue a été critiqué par les linguistes vietnamiens :
La lecture de l’introduction sur les « parties du discours » nous donne l’impression que la langue vietnamienne est identique à la latine. L’auteur cherche par tous les moyens à insérer les mots vietnamiens dans le cadre déjà fixé des mots de sa langue. On peut y retrouver les notions grammaticales utilisées pour une description de la langue latine comme le cas, les temps et modes, le nombre, le genre, les prépositions. (Ibid. : 150.)
24Pour
mettre au point son dictionnaire, Alexandre de Rhodes s’est peut-être
servi des premiers travaux de romanisation de la langue japonaise
(romaji) de Yajiro, un japonais converti du milieu du xvie siècle,
mais ses vrais précurseurs sont les jésuites venus du Portugal. Dans
l’avis au lecteur de son dictionnaire, Alexandrede Rhodes reconnaît
d’ailleurs sa dette envers ses prédécesseurs. Il dit avoir travaillé sur
la base d’un dictionnaire vietnamien-portugais composé par
Gaspar do Amaral et d’un dictionnaire portugais-vietnamien dû à
Antonio Barbosa.Mais son premier maître fut Francisco de Pina, encore un
Portugais. Pina avait élaboré dès 1622 un système de transcription
alphabétique adapté à la phonétique et aux tons de la langue
vietnamienne, composé un florilège de morceaux choisis et commencé à
rédiger une grammaire (Jacques 1998 : 37). En 1624, Pina ouvre la
première école de langue vietnamienne pour les étrangers, avec notamment
deux élèves, Antonio de Fontes et… Alexandre de Rhodes.
25De ce fait, on constate, sans étonnement, que les conventions phonétiques du quốc ngữ révèlent
une influence du portugais qui n’est sans doute pas étrangère au fait
que, entre 1615 et 1788, sur les 145 jésuites qui résidèrent au Viêt Nam
on dénombre 74 Portugais contre 30 Italiens, 5 Français et 4 Espagnols.
En effet, l’alphabet vietnamien est une adaptation du vietnamien à
l’alphabet latin utilisé dans les langues romanes parlées par les
missionnaires. Pour la notation des tons ont été employés des signes
utilisés en grec, le tilde pour noter le ton ngã, le point d’interrogation suscrit pour noter le ton hổi, on a ajouté un point souscrit pour noter le ton nạng.
Dans cette transcription, Nguyễn Phú Phong, à la suite
d’A.G Haudricourt, souligne le poids de la langue portugaise : en effet,
viennent du portugais les consonnes, gi, ch, x, nh, et les voyelles â,
ê, ô (Haudricourt 1949 : 61 ; Nguyễn Phú Phong 2001 : 13-17).
26Le
jésuite portugais et Alexandre de Rhodes ont donc mis au point
l’écriture alphabétique du vietnamien, mais cela ne signifie pas qu’ils
ont ignoré le chữ nôm, bien au contraire. Le chữ nôm a
largement été utilisé pour l’évangélisation, sous forme de catéchismes,
d’histoires des saints, de recueils de paroles saintes. Un missionnaire
italien Girolamo Majorica a signé 48 œuvres différentes, constituant un
ensemble de 4 200 pages. (Lê 1995 : 60-61). En effet, comme, le
souligne Roland Jacques, l’écriture romanisée est avant tout destinée à
l’instruction et à l’usage des missionnaires :
Elle leur fournissait une interface fort commode avec la langue orale ; en outre elle leur offrait un moyen d’échange intellectuel et de communication écrite avec les principaux dirigeants vietnamiens de la communauté chrétienne, dont on exigeait dans ce but l’apprentissage de la nouvelle écriture. Cette situation, caractérisée par une diffusion très restreinte du quốc ngữ, évoluera très lentement à partir du milieu du xviiie siècle. Alors seulement, l’écriture alphabétique commencera à se répandre davantage dans la communauté chrétienne ; ce sera pour des raisons de sécurité face à un régime inquisitorial et peut être aussi à cause de sa commodité d’emploi. (Jacques 1998 : 51.)
27Mais la mise au point du quốc ngữ
n’est pas le seul fait des missionnaires européens, ils n’auraient pu
accomplir cette tâche sans l’aide des chrétiens vietnamiens, les
catéchistes, les frères et, bien sûr, les prêtres. C’est d’ailleurs à
eux que l’on doit les premières œuvres en prose vietnamienne, écrite
dans une langue « vulgaire » et transcrites en alphabet latin : en 1659,
l’Histoire du pays d’Annam(Lịch sừ An Nam) de Bento Thienen 1822 le Carnet de notes et de divers faits (Sổ ghi nhớ vá chép việc),
rédigé à Lisbonnepar le jésuite Philippe Bình. Le rôle considérable
constamment joué par les lettrés vietnamiens dans cette entreprise
lexicographique est injustement ignoré. Ces collaborateurs « indigènes »
restent trop souvent dans l’anonymat. Seuls quelques témoignages font
état de cette collaboration. Francisco de Pina fut aidé par un jeune
lettré vietnamien baptisé du nom de Pero et « meilleur écrivain des
lettres chinoises » (Jacques 2004 : 3). Alexandre de Rhodes exprime sa
dette de reconnaissance en termes émouvants :
Celui qui m’aida merveilleusement fut un petit garçon du pays qui m’enseigna dans trois semaines tous les divers tons de la langue et la façon de prononcer tous les mots ; il n’entendait pas ma langue, ni moi la sienne, mais il avait un si bel esprit qu’il comprenait incontinent tout ce que je voulais dire ; et en effet, en ces mêmes trois semaines, il apprit à lire nos lettres, à écrire et à servir la messe ; j’étais étonné de voir la promptitude de cet esprit et la fermeté de sa mémoire. (De Rhodes 1854 : 89.)
28Mgr
Pigneaux de Behaine, qui composa son dictionnaire à Pondichéry entre
juin 1772 et juin 1773, réalisa ce travail avec l’aide de huit lettrés
cochinchinois.
De la Mission catholique à la généralisation du quốc ngữ
29Pigneaux
de Behaine appartenait aux MEP. En effet, ce sont les prêtres des
Missions étrangères, successeurs des jésuites, qui poursuivirent la mise
au point du quốc ngữ. Le Dictionnarum Annamitico-Latinum de Pigneaux de Behaine est le premier dictionnaireincluantles caractères romanisés et les caractères vietnamiens, les chữ nôm,
que le dictionnaire d’Alexandre de Rhodes ne prenait pas en compte. En
rationalisant le système consonantique et celui des tons, il révise,
corrige et enrichit le dictionnaire d’Alexandre de Rhodes. Mgr Tabert
utilise le dictionnaire manuscrit de Pigneaux de Behaine et le fait
imprimer en 1838 à Serampore, au Bengale, sous le titre Dictionarium annamitico latinum. Ce dictionnaire dans lequel « l’apport de Mgr Tabert
est mal défini […] enferme environ 10 000 termes, avec l’exposé
détaillé des divers sens de chaque terme » (Moussay n.p. : 2).
30En 1868, le Père Legrand de la Liraye fait éditer son Dictionnaire élémentaire Annamite-Français. Le dictionnaire annamite-latin de Mgr Tabert est révisé et complété par Mgr
Joseph Theurel, vicaire apostolique du Tonkin occidental, mais il meurt
en 1868, avant de mener à bien son projet. Le père Charles Lesserteur
termine le travail et fait publier le dictionnaire par les presses de la
Mission de Kể-So, en 1877. Le Père Génibrel, des MEP, fait publier en
1898 son grand dictionnaire, un Dictionnaire Annamite-Français.
Du début du siècle à 1928, plusieurs missionnaires des MEP publièrent
une série de petits lexiques : ceux des Pères Ravier, Dronet, Pilon,
Barbier, Masseron. En 1937 paraît le volumineux Dictionnaire Annamite-Chinois-Français du Père Hue, MEP (Moussay ibid. : 3)
31Cette œuvre lexicographique des missionnaires est couronnée par la parution, en 1957, du Dictionnaire Vietnamien-Chinois-Français du
Père Eugène Gouin, réédité en 2002 par les éditions You Feng, qui reste
un dictionnaire de référence, même si les dictionnaires plus récents
ont pris en compte l’évolution du vietnamien écrit et parlé. Il faudrait
y ajouter les grammaires, les ouvrages et les nombreux articles
traitant de phonétique ou de linguistique. Ainsi, si les missionnaires
ont traduit peu d’œuvres littéraires, à l’exception des contes, ils ont
forgé la majorité des outils de traduction. En dehors des missionnaires,
il faut signaler la contribution lexicographique importante de
Georges Cordier qui fait publier en 1930 son Dictionnaireannamite-français à l’usage des élèves et des annamitisants.
32C’est aussi par le filtre des milieux catholiques, plus enclins à collaborer avec les conquérants, que passera aussi le quốc ngữ,
notamment grâce aux écrits de deux grands érudits, Huỳnh Tịnh Của
(1834-1907) et Trương Vĩnh Ký (1837-1898). Le premier, gouverneur de
province, traduit les décrets des autorités de Saigon, vulgarise le quốc ngữ dans le premier journal en langue vietnamienne et en alphabet latin le Journal de Gia Dinh (Gia Định Báo),
publie des contes et légendes recueillis entre 1880 et 1887, compose,
en 1897, un dictionnaire de la langue vietnamienne, sur le modèle des
dictionnaires de la langue française. Le second, artisan de la
propagation du quốc ngữ,est Trương Vĩnh Ký. Génie polyglotte,
il est réputé avoir appris au Siam, le siamois, le birman, le laotien,
le cambodgien et le chinois, au Séminaire de Pénang, à Singapour, le
japonais, l’hindi, le grec, le latin, le portugais et le français. En
1863, il accompagne Phan Thanh Gỉan, en qualité de secrétaire interprète
de la commission d’ambassade envoyée à Paris pour le rachat des trois
provinces cédées à la France. Nommé à son retour directeur du Collège
des interprètes, et professeur au Collège des stagiaires il obtient, en
1865, la suppression des concours littéraires sino-vietnamiens en
Cochinchine, avant de devenir, en 1866, ministre à la cour de Hué. De
l’œuvre imposante de ce polygraphe, historien, essayiste politique,
prosateur, poète et traducteur, il faut reconnaître, pour notre propos,
la première grammaire vietnamienne écrite par un vietnamien, un Petit dictionnaire franco-annamite etla translittération en quốc ngữ de quelques uns des chefs d’œuvres de la littérature en chữ nôm, tels le Kim Vân Kiều et le Lục Vân Tiên, la rédaction de récits en prose, notamment Voyage à Hanoi, publié
en 1887. En matière de littérature romanesque, c’est aussi dans
l’orbite du catholicisme que fut rédigé « le premier récit moderne où le
“moi” est en jeu, rédigé en prose et en quốc ngữ à la manière
occidentale, et décrivant des personnages de l’époque avec leur vie
intérieure, familiale et sociale » (Phạm Đan Bình 1993 : 57.) Il s’agit
de Truyện Thầy Lazarô Phiền (Histoire de Lazaro Phiên) de
Nguyễn Trọng Quản, éditée à Saigon en 1887 par J. Linage. Le sujet, le
milieu et les personnages sont catholiques : le héros, Lazare Phien,
cherchera refuge dans la vie religieuse après avoir tué, pour avoir cru à
une lettre trompeuse, sa jeune épouse et son meilleur ami (Phạm Đan
Bình id.).
33Au xxe siècle,
les contributions des auteurs vietnamiens se multiplient, bien au-delà
des milieux catholiques. En ce qui concerne les langues française et
vietnamienne parmi les dictionnaires les plus utilisés, il faut citer le
dictionnaire vietnamien-français de Lê Khả Kế et le dictionnaire
français-vietnamien de Lê Khả Kế et Nguyễn Lân.
34Les
outils linguistiques des missionnaires ont été d’une aide précieuse
pour les colonisateurs. En effet, une nécessité pratique motivait les
acteurs de la colonisation, apprendre la langue des colonisés et former
des interprètes, relais de transmission des conquérants. Ils
s’appuyèrent pour ce faire sur les missionnaires. En effet, le Collège
des interprètes de Saigon, qui dès 1861 comptait un millier d’inscrits,
n’était que la transformation de l’école secondaire d’Adran où les
missionnaires enseignaient à 40 élèves le quốc ngữ et le latin (Phạm Đan Bình ibid. : 131). La même année, tout juste trois ans après l’intervention de la France, l’officier de marine Gabriel Aubaret publie, en quốc ngữ, un Vocabulaire français-annamite et annamite-français, suivi en 1867 d’une Grammaire annamite.
Le français succède au latin mais le caractère instrumental de
l’entreprise demeure. Dans cette perspective, comme le souligne Paulin
Vial, directeur de l’Intérieur de la Cochinchine, l’usage des caractères
est un obstacle au bon fonctionnement de l’administration coloniale et à
la bonne communication entre français et vietnamiens :
Dès les premiers jours on a reconnu que la langue chinoise était une barrière de plus entre nous et les indigènes ; l’instruction donnée par les moyens carachérioglyphiques nous échappait complètement ; cette écriture ne permet que difficilement de transmettre à la population les notions diverses qui lui sont nécessaires, au niveau de leur nouvelle situation politique et sociale. (Lettre de Paulin Vial adressée au Gouverneur de Saigon le 15 Janvier 1878 in Bouchot 1927 : 48.)
35Aussi, dès le 22 février 1869, un arrêté du gouvernement de la Cochinchine rend obligatoire l’emploi du quốc ngữ dans les documents administratifs.
36En
dehors des agents de l’administration coloniale et des personnes qui y
sont liées d’une manière ou d’une autre, cette écriture est d’abord
rejetée par les Vietnamiens. Pour certains lettrés patriotes c’est
l’écriture des conquérants, c’est-à-dire des barbares. L’un d’entre eux,
Nguyễn Bá Học (1857-1921), avant de devenir l’un des meilleurs
nouvellistes de la revue Nam Phong Tạp Chí (Vent du Sud), mis dans l’obligation, pour trouver un emploi, d’apprendre le quốc ngữ, en éprouve de la honte :
Généralement je n’osais pas apprendre à haute voix ; qu’un visiteur vint à la maison, vite je cachai le manuel dans ma poche comme s’il se fût agi – ce manuel contenait les 24 lettres de l’alphabet latin – d’un livre secret, d’un manuel prohibé. (Nguyên Văn Hoàn 1984 : 80.)
37Cependant, au début du xxe siècle, toute une série de facteurs poussent les patriotes vietnamiens à faire du quốc ngữ
un des outils de la lutte pour l’indépendance nationale. La signature,
en 1884, du traité Patenôtre qui reconnaît la domination française sur
tout le Vietnam, la mort, en 1895, de Phan Đình Phùng, qui marque la fin
du mouvement de résistance royaliste, entraînent l’apparition d’une
nouvelle génération de nationalistes dont les deux leaders sont
incontestablement Phan Bội Châu et Phan Châu Trinh. Ils prennent
connaissance des œuvres de Descartes, Montesquieu, Voltaire et Rousseau
par les traductions chinoises et s’inspirent des livres nouveaux des
réformateurs chinois comme Kang Yeou Wei et Liang Tchou. Les victoires
du Japon sur la Chine en 1895, sur la Russie en 1905, poussent Phan Bội
Châu à préconiser le « voyage vers l’Est », c’est-à-dire le Japon où des
étudiants vietnamiens partent clandestinement suivre les cours des
écoles « occidentales » fondées par les japonais. Mais ces étudiants
seront chassés du pays à la suite d’un accord franco-nippon. Phan Châu
Trinh met en avant les principes de la Révolution française pour
argumenter la lutte anticoloniale. Aussi les deux « Phan » font-ils
partie du groupe de lettrés qui, au nom de la modernisation et de la
critique du néo-confucianisme, ouvrent en 1907 l’école de la Juste Cause
(Đông Kinh Ngĩa Thục) qui se propose d’enseigner gratuitement le quốc ngữ
et depromouvoir la modernisation de la culture vietnamienne. Après neuf
mois seulement, l’école fut dissoute par l’administration coloniale,
ses dirigeants, ses animateurs et ses partisans arrêtés et emprisonnés,
notamment au bagne de Poulo Condor. Mais ses méthodes et sa doctrine
avaient déjà fait tache d’huile dans le pays. Désormais, quốc ngữ, modernisation et indépendance sont indissociables :
Ayant reçu le baptême des mains des patriotes le quốc ngữ n’était plus « les lettres à eux » (les français, les pères catholiques), mais l’enfant né de la langue vietnamienne et jouissant désormais de la considération et de l’estime du peuple vietnamien. (Nguyễn Văn Hoàn : 1984 82.)
38Cette victoire du quốc ngữ est
indissociable de la disparition des concours triennaux, mode de
recrutement traditionnel des mandarins vietnamiens. Dès le règne de
Tự Đức, ils cessèrent d’être organisés en Cochinchine. Les deux derniers
furent organisés à Nam Đình en 1915 et à Hué en 1919. La suppression
des concours triennaux accélère non seulement le recul de l’étude des
idéogrammes mais traduit encore une profonde mutation culturelle :
Les concours littéraires sont désormais concurrencés par les nouvelles filières scolaires, puis peu à peu dévalorisés puisqu’ils débouchent de moins en moins sur les nouvelles voies de la promotion sociale. (Brocheux & Hémery 2004 : 218.)
39Les lettrés modernistes sont d’ailleurs partisans convaincus du quốc ngữ :
Les lettrés vietnamiens en viennent à leur tour à considérer le quốc ngữ comme un instrument efficace pour diffuser la Nouvelle pensée, les Nouvelles lettres et les nouveaux manuels auprès des masses […] Cette adoption du quốc ngữ s’accompagne d’un début de diffusion d’ouvrages modernistes publiés sous leur responsabilité et dans le cadre des actions culturelles et éducatrices. (Trinh Văn Thảo 2007 : 207.)
40Le choix du quốc ngữ
par les vietnamiens est indissociable d’un mouvement d’alphabétisation
de masse. Selon David Marr, cité par Pham Đán Bình, 88 manuels
différents ont été édités entre 1920 et 1940, en 364 éditions,
totalisant 3,7 millions d’exemplaires (Pham Đán Bình 1993 : 135). Ces
manuels ont non seulement pour but de vulgariser le quốc ngữ, mais encore de lutter contre l’illettrisme. En 1926, selon Georges Garros, cité par Phạm Đan Bình (id.)
il n’y avait que 200 000 écoliers pour trois millions d’enfants en âge
scolaire. En 1938, pour palier la défaillance des pouvoirs publics, est
créée l’association pour la vulgarisation du quốc ngữ qui, vers 1945, recrute 1971 enseignants pour 59 827 apprenants et distribue 175 000 abécédaires (ibid. :
136). Cette campagne contre l’illettrisme est généralisée par le Front
révolutionnaire. « Entre septembre 1945 et décembre 1946, le Service de
l’éducation des masses a mobilisé 95665 instructeurs bénévoles pour
apprendre à lire et écrire à 2 520 678 personnes. Fin 1958, on pouvait
prétendre que 93,4 % de la population des plaines, entre 12 et 50 ans, y
sont parvenues. » (id.)
41Le quốc ngữ est donc devenu le véhicule de la modernisation et de l’identité nationale :
L’imagerie populaire montre volontiers le président Hô Chi Minh, lui-même fils d’un lettré patriote, au tableau noir, enseignant aux enfants des campagnes à lire et à écrire leur langue dans l’alphabet romanisé. Le nôm s’effaça jusqu’à disparaître complètement, tandis que l’écriture qui avait été celle des missionnaires et des Français devenait l’écriture unique de tout le monde au Viêt Nam : « l’écriture nationale ». Utilisée dans tout les domaines elle se vit promue au rang de véhicule idéologique. (Jacques 1998 : 51.)
Conclusion
42Au
terme de cet exposé, revenons-en à la figure d’Alexandre de Rhodes et à
la progressive prise de conscience de son rôle par les autorités
vietnamiennes. En effet, après 1975, le rejet de l’épisode colonial
entraîne le rejet de l’œuvre d’Alexandre de Rhodes :
La romanisation de l’écriture fut classée comme un acte politique hostile, comme une entreprise de déstructuration culturelle visant à diviser la communauté nationale et à imposer une domination étrangère. (Ibid. : 24.)
43Dans cette logique, le mémorial d’Alexandre de Rhodes fut enlevé :
Mais malheureusement, le monument disparut un jour, il y a une trentaine d’années. Qui l’enleva ? Nul ne le sait ! Acte politique ou simple vandalisme, le mystère reste entier. La stèle, donc, bien que volumineuse, disparut de son piédestal… Un temps, on la revit dans l’échoppe d’un serrurier qui s’en servit comme… enclume. Puis une marchande de thé l’utilisa comme comptoir – bien pratique pour boire et se cultiver à la fois ! Certains la virent même au bord du fleuve Rouge […] Dans les années 1980, l’espace dédié à Alexandre de Rhodes vit l’érection d’un superbe monument révolutionnaire blanc immaculé, à la gloire des patriotes : trois grandes statues de combattants, dont une femme. Sur le piédestal, cette inscription : « Prêts à se sacrifier pour la Patrie. » (Le courrier du Viêt Nam, 4 juillet 2004 : 7.)
44Il
faut attendre 1993 pour qu’Alexandre de Rhodes soit réhabilité. Cette
année-là, le Club des historiens organisa un débat sur Alexandre de
Rhodes et le professeur Nguyễn Lân évoqua le mémorial du Français. Pour
lui, il n’aurait jamais dû être abattu. Le courrier du Viêt Nam commente en ces termes cet « enlèvement » :
Cet acte révélait une certaine étroitesse d’esprit, une méconnaissance totale de l’histoire et, de toute manière, c’était indigne de notre peuple. Et Alexandre de Rhodes n’a-t-il pas aussi œuvré pour le peuple vietnamien ? L’écriture romanisée, d’apprentissage beaucoup plus facile que les idéogrammes, a favorisé l’accès au savoir et à l’information de larges pans de la population [...] Et le missionnaire était aussi un humaniste, proche de la population. (Id.)
45Le
temps était venu de redonner à Alexandre de Rhodes un espace de mémoire
au cœur de la capitale vietnamienne. Le professeur Nguyễn Lân proposa
d’élever un buste devant l’université de pharmacie de Hanoi. Mais il est
aussi possible de remettre en place la vieille stèle qui est maintenant
entreposée dans les locaux du Comité de gestion des vestiges
historiques et des sites touristiques de la capitale. En 1995, le Centre
des sciences sociales et humaines organise un colloque sur la vie et
l’œuvre du missionnaire français. Dans son intervention relative aux
contributions du jésuite au Vietnam, le docteur Nguyễn Duy Quý conclut
en ces termes :
Nous comptons déposer la vieille stèle dans l’enceinte de la Bibliothèque nationale. Nous voulons aussi redonner à une rue de Hô Chi Minh-Ville le nom du célèbre missionnaire, débaptisée il y a quelques décennies. (Id.)
46L’œuvre d’Alexandre de Rhodes est donc maintenant reconnue à sa juste valeur par les autorités vietnamiennes.
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Endnote
1 Le quốc ngữ est la transcription en alphabet latin de la langue vietnamienne.
2
L’histoire de la vie d’Alexandre de Rhodes est désormais bien connue.
Les articles et les ouvrages qui la retracent s’inspirent pour
l’essentiel de l’autobiographie d’Alexandre de Rhodes, parue en 1653 et
plusieurs fois rééditée : Divers voyages et missions du P. Alexandre
de Rhodes en la Chine et autres Royaumes de l’Orient, avec son retour
en Europe par la Perse et l’Arménie. Le tout divisé en trois parties,
à Paris, chez Sébastien Mabre-Cramoisy et Gabriel Marbre Cramoisy,
M.DC.LIII (1653), IN 4°, carte, pages 82 et 276. En revanche, la plupart
des vietnamologues semblent ignorer la biographie la plus fouillée
d’Alexandre de Rhodes, due à Daniel Bordreuil, pasteur protestant et
vietnamisant. Peut-être parce que sa thèse de maîtrise en théologie,
"Étude biographique schématique sur le R.P Alexandre de Rhodes, s.j,
(1591-1660) Apôtre de l’empire d’Annam au xviie
siècle (avec trois cartes)", (Faculté Libre de Théologie protestante
d’Aix-en-Provence, 1954) n’a pas été publiée en ouvrage et que, horresco referens !,
il a été missionnaire dans le centre du Viêt Nam. Je ne voulais pas
surcharger mon exposé de notes de bas de page, mais que le lecteur sache
que le résumé de la vie et des voyages d’Alexandre de Rhodes s’inspire
essentiellement de la thèse de Daniel Bordreuil.
3 Le patronyme Rueda, vient de rueda (rouelle), petit disque rouge que les juifs de ces contrées devaient porter sur leurs vêtements à partir du xiiie, cf. Gaide(1927 : 225).
4 Une langue dravidienne proche du Tamoul.
5
À ce titre, la lecture des ouvrages de Nguyễn Tân Hung(2011) et de
Phan Đình Cho (1998), aurait enrichi notre propos, mais nous en avons
pris connaissance trop tard. Que les auteurs nous en excusent.
Les dictionnaires et grammaires postérieurs au dictionnaire d’Alexandre de Rhodes sont cités par ordre chronologique.Top of pageList of illustrations
Title | Fig. 1 : Alexandre de Rhodes |
---|---|
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References
Bibliographical reference
Alain Guillemin, « Alexandre de Rhodes a-t-il inventé le quốc ngữ ? », Moussons, 23 | 2014, 141-157.Electronic reference
Alain Guillemin, « Alexandre de Rhodes a-t-il inventé le quốc ngữ ? », Moussons [Online], 23 | 2014, Online since 16 September 2014, connection on 29 October 2017. URL : http://moussons.revues.org/2921 ; DOI : 10.4000/moussons.2921Top of page
About the author
Alain Guillemin
Sociologue de la littérature,
membre correspondant de l'Institut de Recherche sur L’Asie (IrAsia).
Également correspondant de la revue Riveneuve Continents, il y a
coordonné un numéro spécial sur les relations littéraires entre la
France et le Viêt Nam, Vietnam, le destin du lotus. Traducteur de
l’anglais en collaboration avec Patricia Fogarty d’un ouvrage de
Nathalie Huynh Chau Nguyên sous le titre La mémoire est un autre pays.
Femmes de la diaspora vietnamienne (Riveneuve éditions, 2013).
By this author
-
Cung Giũ Nguyên où l’homme des deux rives [Full text]Published in Moussons, 24 | 2014
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