Les conditions générales
Pour des raisons historiques et de proximité, le Viêt-nam avait de tout temps constitué un domaine d’élection pour l’activité chinoise. Il avait surtout attiré l’attention des gens du Fujian, Guangdong et Zhejiang, provinces traditionnellement engagées dans le commerce au-delà des mers. Ces gens avaient été les premiers à s’établir en de nombreuses communautés dans le « Nanyang » (« Océan méridional » ou « Mers du Sud », terme utilisé pour désigner l’Asie du Sud-Est). Des conditions particulièrement favorables furent offertes à leurs entreprises commerciales lorsque, s’étant substituée aux Ming, la dynastie mandchoue des Qing adopta une attitude relativement souple à l’égard des échanges maritimes, attitude qui conduisit à une plus grande coopération entre les marchands et les fonctionnaires de l’Etat. Les Qing s’étaient rendu compte que les provinces côtières comme le Fujian dépendaient du commerce international pour assurer leurs moyens d’existence, et que leur mécontentement pourrait mettre en question la sécurité du pays. C’est ce qui explique l’abrogation en 1684 de l’interdiction promulguée par les Ming sur les activités maritimes. Mais le développement de l’émigration chinoise qui s’ensuivit entraîna une nouvelle prohibition du commerce outre-mer en 1717. Elle fut d’emblée inopérante : le négoce avec le Viêt-nam n’en fut nullement affecté; celui avec les îles indonésiennes repartit au bout de cinq ans. C’est pourquoi, l’interdiction fut officiellement retirée en 1727. Tout de suite, les opérations de commerce et l’émigration chinoise en direction de l’Asie du Sud-Est reprirent de plus belle.
Dans la principauté des Nguyễn, qui avait fait sécession d’avec le Nord à partir de la fin du XVIe siècle, le port de Faifo (translitération européenne du vocable sino-vietnamien Hải-phố « cité maritime », aujourd’hui Hội-an) était devenu un grand centre commercial depuis le début du XVIIe siècle. Les marchands chinois y étaient bien en vue, s’occupant des jonques chinoises arrivant chaque année du Japon, de Canton, du Siam, du Cambodge, de Manille et de Batavia. Au XVIIIe siècle, phase de forte croissance du commerce maritime chinois, on peut évaluer à environ 80 jonques le trafic chinois annuel de Hội-an, avant la crise des années 1770 et l’extinction du commerce extérieur de ce port.
Le développement d’un monde des affaires centré sur la Chine du Sud, et totalement différent du système politique plus confucéen centré sur Pékin, n’avait pas manqué de frapper les contemporains. Lê Quý Ðôn, homme d’Etat du Nord Viêt-nam chargé de la réorganisation administrative des territoires au sud du 16e parallèle en dissidence depuis plus de deux siècles, et dont il faisait une description détaillée dans ses Mélanges sur les marches, laissait transparaître dans son ouvrage l’esquisse d’une vue dédoublée de la Chine, consistant à la fois en une image d’une Chine idéologique officielle, avec laquelle les dirigeants du Viêt-nam avaient de tout temps entretenu des relations politiques suivies, et celle d’une Chine économique non officielle, coexistant avec la première et potentiellement subversive. Il mettait l’accent sur les possibilités d’une économie dynamique caractérisant la Chine du Sud et impliquant la participation de commerçants de différentes nationalités, économie qui avait peu de choses en commun avec le confucianisme officiel (1776).
Les Chinois ne se contentaient pas de venir épisodiquement dans les contrées du Sud pour commercer ; ils s’installaient aussi à demeure. Leur présence n’était pas sans incidence sur la forte croissance démographique du delta du Mékong, dont la population inscrite avait quintuplé en l’espace de cinquante ans. En effet, Lê Quý Ðôn donnait pour cette région un chiffre de 19.335 contribuables, respectivement 10.506, 5.532, 3.297 inscrits pour les trois circonscriptions du phủ de Gia-định, le huyện de Tân-bình (la future province de Gia-định), le huyện de Phúc-long (la future province de Biên-hòa), et le châu de Ðịnh-viễn (la future province de Vĩnh-long). Ce chiffre est bien au-dessous de celui noté par les chroniques de la dynastie des Nguyễn, le Ðại Nam Thực Lục [Notes véridiques du Ðại-Nam], qui relatent : « 1698, établissement de la préfecture de Gia-định. Est ouvert un territoire de 1.000 lieues, avec plus de 40.000 foyers. Pour le peupler, on fait venir la population errante depuis le Bố-chính jusqu’au sud. »Ðại Nam Thực Lục donne les chiffres suivants d’inscrits par province En tout cas, pour 1819, le :
Phiên-an (Gia-dinh) | 28.200 |
Biên-hòa | 19.800 |
Ðịnh-tường | 10.600 |
Vĩnh-thanh | 37.000 |
Hà-tiên | 1.500 |
ce qui fait un total de 97.100 contribuables pour la Cochinchine.
Quoi qu’il en fût, la présence chinoise se renforçait beaucoup plus dans le Sud que dans le Nord : en 1921, le registre des Chinois d’outre-mer devait dénombrer 156.000 Chinois dans le delta du Mékong, et seulement 7.000 en Annam, 32.000 au Tonkin. A l’époque contemporaine, les Chinois constituent 5,5 % de la population au Sud Viêt-nam, contre 0,5 % au Nord.
Les premiers établissements chinois dans le delta du Mékong
L’immigration chinoise était en grande partie responsable du peuplement des terres du sud. Cette immigration était surtout le résultat de l’exode de réfugiés chinois dans les Mers du Sud, à la suite du renversement de la dynastie des Ming par celle des Qing. L’avènement de celle-ci amena bien des bouleversements dans les provinces méridionales de la Chine et précipita le mouvement naturel d’émigration vers le sud. Des groupes relativement importants de Chinois vinrent ainsi offrir leur service aux souverains indigènes de l’Asie du Sud-Est, les aidant à défricher les terres vierges, se faisant désigner par eux gouverneurs de régions nouvellement assimilées ou au contraire établissant leurs propres colonies dotées de régimes politiques autonomes. Car, parmi les fugitifs Ming se trouvaient non seulement des marchands, mais encore des soldats, des lettrés confucéens, des moines bouddhistes, des peintres et des médecins. Ainsi, en 1679, 70 jonques de guerre transportant 3.000 hommes et leurs familles, sous le commandement de Dương Ngạn Ðịch (Yang Yandi) et Trần Thượng Xuyên (Chen Shangchuan) entrèrent dans la baie de Ðà-nẵng et offrirent leur soumission au Chúa Hiền-vương (Nguyễn Phúc Tần, 1648-1687). Le seigneur les dirigea sur la région de Ðông-phố (bassin du Ðồng-nai), où ils s’établirent en deux groupes, en décembre 1682 et en mai 1683. A cette époque, si le gouvernement des Nguyễn possédait plusieurs avant-postes dans la région de Prey Kor (aujourd’hui Saigon), la majeure partie de la Cochinchine était encore sous juridiction cambodgienne. Energiques et pleins de ressources, les commandants chinois jetèrent rapidement les fondations des premières agglomérations urbaines du Viêt-nam du sud, telles que Ðồng-nai đại phố ou Ðại-phố-châu (aujourd’hui Biên-hòa), Gia-định et Mỹ-tho đại phố. C’est ce que Trịnh Hoài Ðức (1765-1825), lui-même descendant d’immigrés du Fujian, décrit dans son ouvrage Gia-định thành thông chí[Description de la province de Gia-dinh] : « Ils mettent en culture les rizières, défrichent les forêts, établissent des boutiques et édifient des marchés. Du fait de leurs activités et relations commerciales, les arrivées et départs de jonques marchandes de Chine, des mers occidentales, du Japon, de Java se succèdent sans relâche. De cette manière, les mœurs des Han commencent à imprégner la terre de Ðông-phố. » Les établissements chinois combinaient deux activités, celle de bases militaires et celle de places de marché, dont la population s’accrut rapidement avec la prospérité du commerce. La première administration vietnamienne fut instaurée officiellement en 1698, avec l’érection de la région de Gia-dinh en préfecture (phủ) englobant les deux dinh de Trấn-biên (Biên-hòa) et de Phiên-trấn (Gia-định).
Il est à noter que la flottille menée par Dương Ngạn Ðịch et Trần Thượng Xuyên faisait partie des forces navales du régime Dongning des Zheng de Taiwan. Envoyés en avant-garde soi-disant pour trouver un lieu d’asile pour leur seigneur Zheng Kesang, ses commandants s’étaient ainsi mis à installer le premier groupe de pionniers chinois dans le sud du Viêt-nam. Cette sorte de légion étrangère, dénommée « les hommes de Long-môn » dans les chroniques dynastiques des Nguyễn, formait une unité militaire autonome, ne dépendant pas directement des seigneurs Nguyễn. Après le meurtre de Dương Ngạn Ðịch par un subalterne en 1689, les troupes Long-môn étaient commandées par Trần Thượng Xuyên, puis par son fils Trần Ðại Ðịnh (Chen Dading). Elles participèrent à différentes reprises aux campagnes des Nguyễn contre les Cambodgiens, contribuant de cette façon à l’expansion territoriale vietnamienne en direction du sud. En récompense de ses éminents services, Trần Thượng Xuyên fut nommé au poste de Phiên-trấn Ðô-đốc (gouverneur du Phiên-trấn, i.e. provinces de Gia-định et Ðịnh-tường) peu de temps avant sa mort en 1715.
Dix ans avant la venue de Trần Thượng Xuyên dans le territoire des Nguyễn, un Cantonais de Leizhou nommé Mạc Cửu (Mo Jiu) était arrivé au Cambodge, où il obtint d’abord le titre de Oknha (ministre) à la cour. En 1700, accompagné de ses fidèles, il s’établit à Bantheay Meas sur le golfe du Siam, où il construisit une ville sur le modèle chinois qu’il appela Hà-tiên, et organisa sept villages pour recevoir les réfugiés venus du Quảng-nam et du Cambodge. Un gouvernement autonome allait s’y maintenir pendant quatre-vingts ans, bien que la marche de Hà-tiên devînt tributaire du Chúa Nguyễn après 1708, après que Mac Cuu eut fait allégeance à ce dernier et eut été nommé par lui Tổng-binh (gouverneur militaire local) du territoire qui demeurait sous sa juridiction. A la mort de Mạc Cửu en 1735, son fils Mạc Thiên Tứ (1718-1780) lui succéda avec le titre de Ðô-đốc de Hà-tiên ; il réussit à étendre sa possession de la côte orientale du golfe du Siam jusqu’à la région de Cà-mâu. Instituant une administration civile et militaire, il bâtit des citadelles (Rạch-giá, Long-xuyên), perça des routes et ouvrit des marchés où se rendirent de nombreuses jonques de commerce. Thiên Tứ était un Minh-hương, c’est-à-dire sino-vietnamien, comme sa mère, Bùi thị Lâm, était une Vietnamienne originaire du village de Ðông-môn (Biên-hòa). Il existait des liens familiaux entre les Mạc de Hà-tiên et les Trần de Biên-hòa, puisque Trân Ðại Ðịnh épousa une jeune sœur de Mạc Thiên Tứ, Mạc Kim Ðịnh, dont il eut un fils, Trần Ðại Lực. En 1732, des revers de fortune obligèrent Trần Ðại Lực, accompagné de sa mère et d’une partie des troupes Long-môn, à s’enfuir à Hà-tiên pour se mettre sous la protection de son grand-père Mạc Cửu. Ces réfugiés cantonais du Viêt-nam du sud allaient constituer le noyau du régiment Thắng Thủy Ðội, la division la plus puissante des forces navales de Hà-tiên. Hà-tiên ne cessa vraiment d’appartenir à la famille des Mạc qu’après la mort en 1809 du dernier fils de Mạc Thiên Tứ, Mạc Tử Thiêm, qui laissa des enfants en bas âge ; un mandarin vietnamien, Trương Phúc Giáo, fut nommé gouverneur de la province en 1811. Mais sa population ne devait être soumise aux impôts qu’à partir de 1824. Elle comptait alors 668 inscrits, dont 168 Vietnamiens, 221 Chinois ou d’ascendance chinoise, et 279 Cambodgiens : la prépondérance chinoise y était beaucoup plus économique que numérique, comme Hà-tiên concentrait une partie des mouvements commerciaux dans le Golfe du Siam.
Premiers étrangers en tout cas à s’installer à l’ouest du Bassac auprès des Cambodgiens, les Chinois y avaient joué un rôle pionnier, selon toute apparence à l’époque même de l’installation de Mạc Cửu à Hà-tiên, bien qu’il n’en existe aucune trace écrite. Au XIXe siècle en effet, pour éviter la turbulence des eaux de la pointe de Cà-mâu, les jonques de Hainan, de Hong Kong et de Singapour avaient coutume de couper à travers l’extrémité de la Cochinchine en empruntant les rivières sông Ðốc et sông Gành Hào pour passer de la Mer de Chine au Golfe du Siam et vice versa. La permanence de cet itinéraire, qui remontait peut-être aux origines du commerce des Mers du Sud, a maintenu jusqu’à une époque récente une zone de commerce maritime régional, englobant le Sud Viêt-nam, la Thaïlande, la Malaisie et l’Indonésie, et distincte du grand commerce intercontinental centré sur le port de Saigon. Le trafic, qui animait les ports de Cà-mâu, Rạch-giá et Hà-tiên, portait sur des quantités de marchandises relativement faibles, mais d’une grande importance pour la vie locale.
A l’opposé des Trịnh au Nord, qui adoptèrent vis-à-vis des réfugiés chinois une ligne autoritaire, les obligeant à s’intégrer dans les villages vietnamiens et les soumettant à un contrôle rigide dans leur vie quotidienne, les Nguyễn se montraient beaucoup plus souples. Ils offraient aux Chinois des facilités pour leur résidence et leurs activités commerciales. Une telle politique était dictée par des considérations d’ordre pratique, avec en vue l’utilisation des aptitudes humaines et économiques des Chinois pour consolider l’autorité du seigneur au Sud Viêt-nam.
Le privilège le plus notable accordé par les Nguyễn aux réfugiés chinois était la permission de constituer leurs propres villages. Ces collectivités étaient appelées Minh-hương xã, terme signifiant soit « village de partisans des Ming qui continuent à observer le culte du dernier empereur des Ming », soit « village de gens qui continuent à être loyaux à la dynastie interrompue des Ming ». Le premier Minh-hương xã fut établi à Hội-an, port de commerce prospère depuis le début du XVIIe siècle ; la date de sa fondation devait se placer entre 1645 et 1650. Les réfugiés Ming formaient aussi un quartier commercial sur la rive gauche de la rivière de Parfum, à trois kilomètres au nord de la citadelle de Huế. Au début, cet établissement s’appelait « Ðại Minh khách phố », ou « Ðại Minh khách thuộc Thanh hà phố » ; la date de sa fondation serait de plusieurs années postérieures à 1636. Thanh-hà phố devint rapidement le centre commercial de la ville de Huế ; sa prospérité était remarquable au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. Administrativement, Thanh-hà phố dépendait de Hội-an phố sous les Chúa Nguyễn ; il devint un Minh-hương xã autonome pendant la période Tây-sơn (1774-1802).
En dehors de ces deux premiers Minh-hương xã, le gouvernement des Nguyễn en établit deux nouveaux, un Thanh-hà xã relevant de Trấn-biên (Biên-hòa) et un Minh-hương xã relevant de Phiên-trấn (Gia-định), lors de l’organisation du Gia-định phủ. Ce n’étaient pas, de toute évidence, de vraies subdivisions territoriales, mais des fictions administratives réunissant indistinctement tous les immigrés chinois ayant leur résidence dans plusieurs villages de l’un de ces districts. Jusque-là en effet, ces derniers vivaient dans l’étendue du pays avec une entière liberté et étaient simplement soumis à l’impôt. Vers 1675, une décision avait été prise pour interdire aux Chinois commerçants de former des groupements de plus de 200 membres dans une même localité ; en 1693 parut une ordonnance du Chúa Nguyễn Phúc Chu obligeant tous les Chinois habitant dans le pays à s’inscrire sur les registres des villages où ils avaient leur résidence. En effet, l’immigration était continue, provenant surtout des provinces méridionales chinoises du Fujian et du Guangdong. Le Jésuite Koffler estimait ainsi que, vers 1744, la population de la « Cochinchine » comptait au moins 30.000 Chinois.
Pendant la période Tây-sơn, les Chinois connurent diverses tribulations, dont les plus significatives furent la destruction de la place de commerce chinoise de Faifo, l’exode de la communauté chinoise de Biên-hòa en 1778 devant l’avance des troupes Tây-sơn pour se regrouper aux débarcadères de Tân-bình et Bến-nghé sur la rivière de Saigon, y créant le port actuel de Saigon/Cholon, et le massacre en 1782 de plus de dix mille colons chinois de Gia-định, parmi lesquels bon nombre de commerçants. L’antipathie nourrie par les Tây-sơn envers les Chinois s’expliquerait par le ralliement de nombreux d’entre eux aux forces de leur adversaire Nguyễn Phúc Ánh ; ils ne se trompèrent pas de toute façon sur la nature des liens s’instaurant entre ce qui était devenu le centre provisoire des Nguyễn après leur repli en 1775 dans les provinces méridionales et le développement du commerce de la diaspora chinoise. Après avoir repris Saigon en 1788, Nguyên Phúc Ánh fit enregistrer les « nouveaux et anciens Ðường-nhân » (Tangren, hommes des Tang) dans les rôles ; deux ans plus tard, il donna l’ordre de classer les résidants chinois par leur lieu d’origine (Guangdong, Chaozhou, Fujian, Hainan, Zhejiang) et de les soumettre au paiement de l’impôt et au service militaire sous l’autorité dans chaque province d’un Cai phủ (secrétaire en chef) et d’un Ký phủ (secrétaire). Les anciens Ðường-nhân étaient vraisemblablement ceux déjà inscrits dans les registres des Minh-hương et Thanh-hà xã, et les nouveaux Ðường-nhân les immigrés récemment établis. Il s’agissait là d’une tentative d’intégration forcée de la population chinoise, tentative vite abandonnée puisque la conscription obligatoire des Chinois fut abolie dès la quatrième lune de 1790, seuls les volontaires devant être recrutés pour le service militaire et exemptés de toute obligation fiscale. Bref, pendant toute cette période, le régime de Nguyễn Phúc Ánh tira le meilleur parti possible des Chinois, et les fit combattre pour lui contre les Tây-sơn. En contrepartie, il leur permit d’entrer au service du gouvernement, de participer à sa politique économique (défrichement des terres, commerce, frappe des monnaies), leur fournissant ainsi de nombreuses possibilités pour développer leurs activités. Notamment, les mesures législatives et les exemptions fiscales promulguées à partir de 1790 concernaient largement les Chinois dont on semblait surtout attendre, outre les cargaisons traditionnelles, la fourniture de produits stratégiques tels que métaux, soufre et salpêtre.
La politique de la monarchie des Nguyễn envers la communauté chinoise
Malgré les graves dommages que l’épisode Tây-sơn fit subir à la communauté chinoise, celle-ci ne tarda donc pas à retrouver sa prospérité. Le fait le plus remarquable était son expansion dans le territoire de Gia-định pendant les premières décennies du XIXe siècle : on assistait ainsi chaque année à l’arrivée de milliers de Chinois, dont entre trente et quarante pour cent s’établirent définitivement dans le pays. Les activités exportatrices qui s’y concentraient transformèrent rapidement Saigon/Cholon en un grand port de commerce international, dont le trafic annuel en provenance de la Chine se chiffrait à cent jonques environ dans les dernières années du XVIIIe siècle. Pour le désigner, les Chinois employaient le toponyme Zhaijun, et réservaient le nom de Xigong (prononciation vietnamienne : Tây-cống) à la ville de Saigon proprement dite. Le nom vietnamien de Cholon, « le grand marché », n’apparut semble-t-il qu’en 1812, après la désignation de Lê Văn Duyệt au gouvernement général de Gia-định. Mais l’ancienne notation de Zhaijun disparut ensuite en milieu chinois pour être remplacée par celle deTi’an « le quai » (prononciation vietnamienne : Ðề-ngạn), autrefois seulement en usage chez les Cantonais. A l’époque du passage en 1822 de l’envoyé de l’East India Company, John Crawfurd, l’importance de Saigon ne tenait pas tant à son statut de centre administratif qu’à ses fonctions de centre commercial ; plus de 10 % de la totalité des Chinois du Viêt-nam (pas moins de 40.000) s’y concentraient, selon les estimations de Crawfurd.
Jusqu’au début du XIXe siècle, il n’y avait pas beaucoup de dispositions générales visant les Chinois, hormis l’ordonnance de 1790 sus-mentionnée, par laquelle les Chinois furent pendant un moment assimilés, quant à leur statut, aux sujets vietnamiens. Mais le classement des résidants chinois par leur lieu d’origine semblait déjà attester la constitution de subdivisions groupant les gens originaires de la même province de Chine et parlant le même dialecte. Peu de temps après son avènement, Gia-Long précisa les principes de l’administration particulière des collectivités chinoises, réglementant le régime suivant lequel elles devaient se grouper en corps spéciaux appelés bang (que les Français allaient traduire par « congrégation »). D’après les inscriptions d’une stèle trouvée dans le quartier de Chợ Dinh à Huế, le régime des congrégations existait déjà en 1807 ; par conséquent, l’on peut supposer que ce régime avait vu le jour entre 1802 et 1807. En principe, il y avait dans chaque localité autant de bang que de Chinois de langues différentes : le régime des bang mettait chaque groupe ethnolinguistique sous le contrôle d’un chef, bang trưởng (bangzhang) assisté d’un adjoint, tous deux élus. Ces derniers apportaient leur concours à l’administration pour la perception des impôts des membres de la congrégation et pour la police de l’immigration, surtout en ce qui concernait le contrôle des entrées des nouveaux arrivants. Vis-à-vis de leurs membres, les congrégations jouaient un rôle d’assistance ; elles fournissaient logement et subsistance au nouvel arrivant, l’aidant à trouver du travail, lui prêtant éventuellement de l’argent pour s’établir. Le nombre des congrégations varia en fonction de l’émigration : étudiant les sept sous-préfectures de la province de Biên-hòa sous Tự-Ðức, le géographe Nguyễn Siêu releva 408 villages vietnamiens et 7 congrégations chinoises. Mais, d’une manière générale, il était question de cinq congrégations, celles de Guangdong, de Chaozhou, de Fujian, de Hainan et de Hakka (les ngũ bang).
Les territoires du Sud, dont la colonisation n’était pas achevée, continuaient d’offrir d’énormes possibilités aux Chinois, qui ne s’y heurtaient à aucune concurrence pour déployer leur commerce et industrie. Le développement économique du delta du Mékong, parallèlement à la poursuite de l’expansion vietnamienne au Cambodge, avait pour effet une recrudescence de l’immigration. Rien qu’entre le onzième mois de 1829 et le quatrième mois de 1830, 1.114 Chinois entrèrent dans la circonscription de Gia-định ; entre les deux derniers mois de 1830 et les quatre premiers mois de 1831, 1.640 autres atterrirent. Ces nouveaux arrivants se dispersèrent partout, rendant de ce fait toute surveillance impraticable. Or, parmi les nouveaux immigrés, beaucoup étaient de moralité douteuse ; ils venaient chercher asile dans le pays, en exploitaient sans scrupule les richesses et ne manquaient aucune occasion d’y fomenter des troubles. Une circulaire royale condamnait en ces termes ces actions répréhensibles : « Quand les jonques des Qing venaient commercer dans la citadelle de notre gouvernement [Gia-định], elles avaient toujours des passagers à bord. Les plus chargées en avaient dans les cinq à six cents ; les moins chargées n’en avaient pas moins de trois à quatre cents. Quand le jour de retourner voile était arrivé, l’état-major, l’équipage et le personnel à bord ne comprenaient plus que 60 ou 80 personnes. Tout le reste demeurait pour, disaient-ils, chercher un parent. Ils élisaient domicile un peu partout, dans les villes, les hameaux et les villages. Certains se livraient au commerce, d’autres faisaient de l’agriculture pour gagner leur vie. Dans l’année, le nombre de ces immigrés n’était pas inférieur à trois ou quatre mille individus. Mais tous arrivaient les mains vides et guettaient la moindre occasion de s’enrichir. Les territoires gouvernés par la citadelle étant fertiles, l’endroit est des plus favorables pour y gagner facilement sa vie, le commerce y est des plus rémunérateurs, c’est ce qui fait que le nombre des habitants s’accroît tous les jours et que le prix du riz y augmente continuellement. Ces nouveaux venus trouvant la vie facile dans ces pays fertiles, ayant habits et nourriture en abondance, s’abandonnent facilement à l’oisiveté et suivent librement leurs mauvais penchants. Ils se réunissent pour jouer, acheter ou vendre de l’opium. Ils entraînent des faibles dont un grand nombre deviennent ainsi voleurs et violents, allant même jusqu’à l’assassinat. Il y a eu déjà des crimes commis et des complications innombrables en ont résulté. Tout cela est dû à ces immigrés qui, comme la cuscute trouvant un champ de trèfles, mangent la terre qui les nourrit. » A différentes reprises, Minh-Mạng dut ordonner la tenue rigoureuse des registres nominatifs, dans lesquels les officiers chargés des entrées dans les ports devaient enregistrer les immigrants et prendre leurs empreintes digitales, et l’association de la congrégation, dans la personne de son chef, à la réception de tout nouveau débarqué.
A partir de 1830, les Chinois, n’étant jusque-là soumis qu’à des contributions en nature selon le ressort de leur production, étaient divisés en deux classes pour le paiement de l’impôt personnel : celle des possédants (hữu lực hạng), ayant des biens ou exerçant une profession lucrative, qui devaient acquitter une capitation annuelle de 6 ligatures et 500 sapèques ; celle des non possédants (vô lực hạng), qui devaient payer seulement la moitié de cette capitation durant les trois premières années de leur séjour, sauf les plus démunis, exemptés de toute taxe pendant cette même période. Or, les Minh-hương, établis de longue date dans le pays et presque tous des propriétaires fonciers, payaient depuis longtemps 2 lạng d’argent (à peu près 10 ligatures) par inscrit. C’est pourquoi il fut décidé en 1838 d’assimiler les Chinois des six provinces du Sud aux Minh-hương quant au tarif des taxes personnelles auxquelles ils étaient astreints. Désormais, ceux de la première classe payaient deux lạng d’argent, tandis que ceux de la deuxième classe étaient imposés à un lạng.
Après l’unification du Viêt-nam par Gia-Long au début du XIXe siècle, un grand nombre de Minh-hương xã allait être fondé sur tout le territoire vietnamien. Le terme « Minh-hương », qui signifiait à l’origine les villages formés exclusivement de réfugiés Ming au Sud Viêt-nam, finit par désigner les descendants de Chinois ou les métis sino-vietnamiens, étant donné que les rejetons des mariages mixtes entre immigrés chinois et femmes vietnamiennes continuaient à habiter dans ces communautés. Les chefs des villages Minh-hương avaient pour obligation de se porter garants, conjointement avec les chefs des congrégations, des membres des équipages ou des passagers des jonques chinoises débarquant à Saigon ou dans un autre port et souhaitant s’établir au Viêt-nam. Les descendants de Chinois des congrégations nés au Viêt-nam pouvaient acquérir le statut de Minh-hương, une fois adultes. Lorsque le nombre de gens souhaitant devenir Minh-huong dépassait cinq et qu’il n’existait pas de village Minh-hương dans la province de leur résidence, ils pouvaient former leur propre village. Autrement, ils continuaient à vivre parmi leurs anciennes congrégations, mais étaient inscrits séparément comme Minh-hương dans les registres d’impôts. A partir de 1842 cependant, une politique d’assimilation des immigrés chinois était déterminée : les enfants des membres des congrégations n’avaient plus le droit de se raser la tête et de porter la tresse ; à l’âge de dix-huit ans, ils devaient être enregistrés comme Minh-hương et ne pouvaient plus conserver la nationalité de leurs parents pour être inscrits dans les registres des congrégations. Les Minh-hương étaient parfois considérés comme constituant une minorité ethnique distincte, du fait qu’ils persistaient à préserver des traditions et coutumes chinoises particulières. Cependant, ils prenaient une part tout à fait active dans tous les secteurs de la vie socio-économique locale, et n’étaient pas traités de manière différente de la population indigène. En particulier, ils pouvaient participer aux concours triennaux et devenir mandarins, ce dont étaient exclus les immigrés chinois. Des Minh-hương s’étaient illustrés au service des souverains, comme l’auteur de la « Description de Gia-định » susmentionné, Trịnh Hoài Ðức, natif de la sous-préfecture de Bình-dương dans la province de Gia-định, envoyé en ambassade en Chine en 1802, et élevé après 1820 aux hautes fonctions de ministre de la Fonction publique, puis des Rites.
La communauté chinoise constituait un élément fondamental de la structure du commerce extérieur du Viêt-nam des Nguyễn. Les souverains du pays considéraient la Chine comme un immense marché abondamment fourni en articles qu’ils souhaitaient acquérir. Mais ils prenaient bien soin de ne pas importer ces marchandises de façon directe. Au début de chaque année, obéissant aux instructions du Ministère des Finances, les mandarins provinciaux faisaient signer aux capitaines des jonques marchandes chinoises fréquentant leur circonscription des contrats de fourniture, qui devaient être collectivement certifiés par les chefs Minh-huong et les chefs de congrégation. Devenus en quelque sorte des agents contractuels, ces capitaines devaient, contre remise de fonds gouvernementaux, partir en Chine chercher les produits dont la liste leur avait été remise. Si une jonque commissionnée de la sorte manquait de revenir à la date fixée, les chefs Minh-hương et les chefs de congrégation qui avaient donné leur caution étaient tenus d’indemniser le gouvernement. Ce système de commerce indirect avec la Chine, faisant reposer tout le commerce extérieur de la cour sur des intermédiaires chinois contrôlés par la bureaucratie gouvernementale, allait cependant servir aussi pour la conduite des relations extérieures de la cour vietnamienne. Lorsque des navires occidentaux mettaient à terre, les chefs des congrégations étaient rendus responsables de leurs passagers, auxquels il n’était permis de débarquer qu’à la condition de résider parmi l’une de ces congrégations. Les congrégations chinoises étaient utilisées de cette façon à isoler les Vietnamiens d’un contact trop étroit avec les Occidentaux. Mais, comme à partir du règne de Minh-Mạng les bateaux occidentaux n’avaient l’autorisation de commercer qu’au port de Ðà-nẵng, les marchands européens, anglais notamment, prirent l’habitude d’apporter leurs marchandises au Viêt-nam sur les jonques chinoises, se servant ainsi des Chinois pour tourner la réglementation gouvernementale.
Théoriquement, les immigrés chinois et les Minh-hương jouissaient des libertés d’entreprise et de commerce. Des restrictions furent toutefois édictées à l’encontre de leurs activités. La plus importante avait pour but d’empêcher les exportations en fraude de riz et les importations d’opium en contrebande : c’était l’interdiction prise en 1837 pour défendre aux Minh-huong et aux immigrés chinois de s’adonner au commerce maritime. Cette interdiction fut explicitement réitérée en 1838 : « Ordre à tous les mandarins provinciaux et locaux du Nam-kỳ (les six provinces du Sud) d’observer les prohibitions. S’agissant des Chinois immigrés, ils sont seulement autorisés à circuler par les voies fluviales pour faire du commerce, et n’ont absolument pas le droit d’aller en mer. Défense est faite strictement aux navires qui vont commercer à l’étranger de louer leur service comme pilotes ou comme marins. Les préposés à la surveillance des ports doivent être vigilants : les Chinois qui s’embarquent en cachette sur les jonques d’habitants de la région doivent être immédiatement arrêtés pour être sévèrement punis. » Il n’empêche que dans la réalité, du fait de la place peu importante occupée par les Vietnamiens dans les affaires, les Chinois accaparaient la quasi-totalité des transactions commerciales. Dans sa Notice sur la Cochinchine, Jean-Baptiste Chaigneau, qui se trouvait dans le pays dans les années 1820, rendait compte de cette situation en une phrase lapidaire : « Presque tout se fait par les Chinois ; ils aiment mieux payer fort cher aux Chinois des cargaisons de poissons secs, de morgattes, d’écrevisses sèches que d’aller les chercher eux-mêmes en Basse-Cochinchine. » Cette prépondérance économique des Chinois tenait non seulement à la relative autonomie administrative dont ils jouissaient, mais encore au réseau de relations entretenues avec les autres communautés chinoises installées en Asie du Sud-Est.
La communauté chinoise dans la Cochinchine française
Le commerce extérieur du Viêt-nam, progressivement restreint par des mesures de protection à partir du second quart du XIXe siècle, s’interrompit tout à fait à partir de 1850, après que la menace croissante de l’intervention armée de la France eut incité la cour de Huê à cesser d’envoyer ses vaisseaux à l’extérieur, et à contrecarrer les contacts de ses sujets avec les étrangers. Les Chinois furent alors les seuls marchands étrangers à fréquenter les ports vietnamiens, leur servant de trait d’union avec l’extérieur. C’est la raison pour laquelle, immédiatement après l’ouverture en 1860 de Saigon aux échanges internationaux, à la suite de la conquête de la Cochinchine par les Français, les importations de la colonie française naissante avaient pu être largement financées par des commerçants chinois des Straits Settlements, dont plusieurs bateaux faisaient la navette entre le port français et Singapour. En particulier, les marchands de Singapour intervenaient largement dans les exportations de riz de Saigon, dont une grande proportion était réexpédiée dans les pays avoisinants.
Plusieurs textes chinois récemment publiés évoquent ces relations économiques entre les négociants chinois des Mers du Sud et ceux de Saigon/Cholon. Ainsi, en arrivant à Saigon en 1890, l’auteur du texte intitulé Wang Annan riji (« Récit d’un voyage en Annam ») retrouvait les Baba des Straits Settlements venus investir dans la colonie française. Un autre auteur, Tan Keong Sum [Chen Gongshan], disait aussi qu’une trentaine de marchands chinois des Straits Settlements habitaient dans une même rue qu’il appelait rue du Fujian : « Des Chinois nés à Malaka et à Singapour sont établis au Viêt-nam ; il y a de vingt à trente familles qui, pour la plupart, habitent Saigon dans la Rue des Chinois (Tangren jie), aussi appelée Rue du Fujian (Fujian jie) ; certains sont venus en famille, d’autres ont pris femme sur place ; il y en a aussi d’autres qui étant déjà mariés ont pris des concubines. » Plusieurs d’entre eux s’y étaient établis peu après l’installation des Français, se faisant très vite les intermédiaires dans le commerce du riz, privilège partagé avec les marchands cantonais qui avaient quasiment le monopole de l’exportation vers la Chine. A cette époque, la grande majorité des sociétés chinoises de Saigon/Cholon avaient été créées avec les capitaux cantonais de Hong Kong et, dans une moindre mesure, hokkiens de Singapour. Tan observait que, sur dix marchands, « il y en a sept qui sont originaires du Guangdong et trois du Fujian. » Parmi les Chinois de Singapour établis de longue date en Cochinchine, Tan Keng Sing faisait depuis 1861 le commerce de bois de construction et s’occupait de la consignation des navires et de commission ; il était en outre l’associé du fermier de l’opium Ban Hap. Les premières rizeries mécanisées avaient été installées à Cholon en 1869, et c’étaient les Chinois et les Français qui monopolisaient les décortiqueries. Un homme d’affaire Hokkien de Singapour, Khoo Cheng Tiong (Qiu Zhengzhong) en était propriétaire ; il y avait en outre quatre autres appartenant à des gens originaires du Fujian et deux seulement à des Cantonais. Un Baba de Singapour, Tan Kim Ching (Chen Jinzhong) installa une décortiquerie de riz à vapeur, qui devait entrer en activité en 1888.
Premiers fournisseurs des corps d’occupation, les immigrants chinois avaient renforcé leur position à la période même de l’installation de la France en Indochine, et n’avaient cessé de progresser depuis cette époque. Les Français s’étaient contentés de maintenir le système des congrégations (bang) établi par les autorités vietnamiennes. Un arrêté du Gouverneur de Cochinchine en date du 18 mars 1874 créa un Bureau de l’Immigration et fit de l’affiliation à une congrégation la condition sine qua non du séjour des Chinois en Cochinchine. Mais la faveur accordée par le pouvoir colonial à l’immigration et l’entreprise fit l’effet d’un appel d’air. Alors qu’en 1889 on comptait quelque 56.000 Chinois en Cochinchine, dont 16.000 à Cholon et 7.000 à Saigon, plus de 100.000 immigrants y débarquèrent entre 1925 et 1930. Fin 1928, la population chinoise de Cochinchine était évaluée à 250.000 personnes, dont 75.000 à Saigon et 95.000 à Cholon (soit 170.000 pour une agglomération qui comptait une population totale de 317.000 habitants). Pendant presque toute la période coloniale, Cholon dépassait en fait sa jumelle Saigon en taille et en population.
Lieu de négoce placé au centre nerveux du réseau fluvial du Mékong, avec lequel le port de Saigon était relié par l’arroyo chinois et des canaux, Cholon était la véritable capitale du riz dont elle constituait en même temps l’entrepôt, le lieu de traitement, le marché. Les Chinois jouissaient de divers privilèges : liberté de circuler, d’acquérir des propriétés, de créer des compagnies de navigation et de transports, de soumissionner aux adjudications de travaux publics. Car, le pouvoir colonial trouvait dans cette communauté, fraction de la tentaculaire diaspora chinoise, une organisation ayant ses filières sur les marchés de Chine et d’Asie du Sud-Est. Elle lui permettait en outre de priver la classe des propriétaires terriens vietnamiens d’une éventuelle mainmise sur les circuits de distribution des matières premières, notamment du riz. De la sorte, Cholon constituait le prolongement industriel et commercial de Saigon. Les activités y étaient des plus diverses, le commerce et les industries du riz occupant le premier plan. Denrées alimentaires, textiles, transports, bois, produits forestiers, petites industries de transformation, banque et commerce complétaient un vaste éventail, justifiant la désignation de « Grand bazar » de ce centre urbain.
Voici la ville chinoise dans la seconde moitié du XIXe siècle telle qu’elle apparaissait sous les yeux d’un auteur français, Charles Lemire : « La ville de Cholon se compose de 10.500 Chinois, 32.000 Annamites ; il y a en outre une population flottante qui s’élève à environ 8.000 individus, ce qui donne à peu près un total de 50.000 âmes... La ville a été divisée en cinq quartiers ayant chacun un chef chinois, un chef minh-huong (i.e. les métis sino-annamites) et un chef annamite, ce qui a eu pour effet de rendre homogènes ces trois éléments de population et de faire participer les Annamites, malgré leur apathie et leur défiance, aux améliorations locales et au développement commercial de la cité. Depuis peu les Minh-huong ont été entièrement assimilés aux Annamites. » A propos du grand commerce chinois de Cholon, Lemire notait : « Enfin sur le bord de l’eau s’alignent les grandes maisons de commerce chinoises, des entrepôts de riz, sucre, indigo, cire, soie, faïence, poterie, peaux de buffles, de bœufs, de serpents, de tigres, d’oiseaux, poisson sec, coton, arachide, etc. A l’entrée sont des balances romaines de toutes dimensions, des ballots, de nombreux commis et des coolies ou portefaix. »
Dans le Transbassac où, débordant largement à l’ouest, les champs de riz conquirent la plus grande partie du territoire, les Chinois formaient toujours une communauté importante. Dans le dernier quart du XIXe siècle, la population chinoise de l’arrondissement de Sóc-trang était de 10.000 personnes, dont les deux tiers faisaient partie de la congrégation de Chaozhou, le reste se répartissant entre celles de Fujian et de Guangdong ; en 1922, il y avait 25.452 Chinois et 11.094 Minh-hương sur les 59.471 habitants de la province de Bạc-liêu. Il importe de citer quelques passages de la description faite par Gérard, le secrétaire d’arrondissement de Bặc-liêu, de la région de Cà-mâu en 1898, parce qu’elle donne des renseignements intéressants sur le mode de vie de cette population : « ... Il y a là trois villages, appartenant à trois cantons différents, dont l’agglomération forme Camau, où viennent affluer tous les produits de la région. La population indigène fixe n’y est pas bien considérable, à peine si les inscrits atteignent le chiffre de six à sept cents à eux tous, mais l’on y peut compter à peu près autant de Chinois (...) Devant les maisons des commerçants chinois, abondent des confortables appontements où peuvent accoster les jonques (...) Un Chinois a créé un marché où ils peuvent trouver constamment de la viande de porc, des volailles et tous les légumes et fruits de Cochinchine ; les jonques de Singapour leur apportent des conserves pendant une partie de l’année (...) La cire est fort belle, les Chinois l’achètent sur place, et l’exportent à Cholon (...) La cire qui vaut à Camau 0$60 à 0$65, se vend jusqu’à 1$00 le pain à Cholon (...) Le commerce du poisson salé est également une richesse du pays. Chaque année, au moment de la mousson du nord-est, les jonques arrivent d’Hainan, elles portent comme lest, en venant de Chine, une pacotille de peu de valeur, composée de chapeaux en bambou, de nuoc-mam, de malles chinoises ; elles prennent le poisson salé et la saumure, et rapportent en échange du pétrole, des tissus anglais et de la noix d’arec (...) Le village de Tân-xuyên vulgairement appelé Camau, siège d’un marché assez important, et habité par une nombreuse population chinoise, qui s’étend chaque jour davantage (...) [Les Chinois] se sont en outre installés partout où se trouvait une agglomération de quelque importance : le long du rach Râp, bordé de grands villages, l’embouchure du Sông Ðôc (quelques-uns, montés sur des barques de fort tonnage, contenant dans leurs flancs un véritable bazar, parcourent la presqu’île toute entière), et sur le parcours des rach Giông-Kè et Quan-Lô. Au nombre de trois cents environ, ils appartiennent à trois agglomérations principales, ayant chacune un chef à leur tête. Ce sont : Phuoc-Kiên [Fujian], Triêu-Châu [Chaozhou] et Hainan ; aucun d’eux n’est inscrit sur le rôle de l’impôt foncier, mais ils ont accaparé tout le commerce de la région à l’exception de celui du bois, et sont seuls en relation avec Singapour. »
Les Chinois s’adonnaient toutefois peu à l’agriculture. Près des grandes villes du sud, ils pratiquaient les cultures maraîchères ; par la possession des poivrières près de Hà-tiên et sur le littoral du golfe du Siam, ils détenaient pour ainsi dire le monopole de la production du poivre. Mais c’était le commerce qui convenait le plus à leurs aptitudes. Ils étaient partout présents et on les rencontrait à tous les degrés de l’activité commerciale. Au dernier échelon, dans le plus petit village, on trouvait une boutique chinoise dont le propriétaire, par sa façon de faire crédit aux riches et aux pauvres avec une égale complaisance, finissait toujours par concurrencer victorieusement les autres commerçants du lieu. Dans les villes, les Chinois pratiquaient très souvent la profession d’épicier. Ils s’installaient à presque tous les grands carrefours pour capter la clientèle. Leur magasin était un véritable marché : c’était un étalage au grand complet de tous les articles courants dans lequel le client était à peu près sûr de trouver ce qu’il désirait acheter.
Montant encore d’un degré, les plus gros commerçants chinois avaient fondé des sucreries dont la plus importante était à Tây-ninh, et de nombreuses scieries. Mais leur activité était d’une importance exceptionnelle dans le commerce du riz dont la quasi-totalité était entre leurs mains. Dans ce commerce, ils avaient élaboré une organisation minutieuse, reposant sur la possession de presque toute la batellerie fluviale et de nombreuses décortiqueries à Cholon. Ils servaient d’intermédiaires entre les grands propriétaires vietnamiens et les firmes européennes. Le paddy était acheté à l’aide d’agents spécialisés qui, à leur tour, dirigeaient les opérations des ramasseurs ; installés dans les centres de production et les ports fluviaux, ils y tenaient des entrepôts où ils stockaient le grain acheté par les ramasseurs ou consigné par les propriétaires.
L’activité commerciale chinoise touchait encore, en dehors du riz, le maïs, le coton, le jute, les poissons et les peaux. Les marchands chinois importaient de Chine la soie, le thé, les produits de la pharmacopée traditionnelle et certaines denrées alimentaires ; ils exportaient la cannelle, les cardamomes, le sticklac, la badiane, le benjoin et l’opium. Beaucoup de Chinois, enrichis par le commerce, étaient devenus de grands propriétaires urbains : on estimait qu’en 1936 ils possédaient 46.000 ha de terrains en Cochinchine. Des rues entières de Saigon/Cholon leur appartenaient. Leur ombre planait au surplus sur une immense partie des affaires financières et économiques de l’Indochine. En effet, il était peu de banques et de grandes maisons de commerce qui n’utilisaient comme homme de confiance et principal agent d’affaires, un Chinois remplissant dans ce cas les fonctions de « compradore ». C’était l’universel informateur, le négociateur de toutes les grosses opérations pour le compte de la maison qui l’employait, et le répondant responsable de la solvabilité de sa clientèle.
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Depuis la fin de la période coloniale, les Chinois au Sud Viêt-nam ont continué à exercer essentiellement leur activité dans le commerce urbain, principalement à Cholon. Leurs entreprises marchent toujours extrêmement bien, bien que ceux nés au Viêt-nam aient été contraints d’adopter la nationalité vietnamienne sous peine de devoir cesser leurs activités. Après 1975 toutefois, le régime de Hanoi éprouve moins le besoin de se montrer conciliant à l’égard d’un groupe ethnique dont la loyauté lui semble douteuse. Sans se fonder sur des critères ethniques, les mesures économiques prises en 1978 pour nationaliser le gros commerce dans le Sud ont en fait frappé la communauté chinoise, dans la mesure où elles visaient à maîtriser les circuits commerciaux hautement spéculatifs tenus par ses membres. Coïncidant en gros avec la détérioration des rapports entre Pékin et Hanoi à propos du Cambodge, elles ont provoqué un exode en masse de la population d’origine chinoise.
Ces dernières années, le mouvement s’est inversé, la politique de « rénovation » aidant. En 1988, pour encourager le regain de l’économie, le gouvernement a en effet mis fin à l’ère des soupçons et des tracasseries vis-à-vis des Hoa (Chinois). Les groupes d’intérêts qui avaient été maintenus après la vietnamisation des professions de base par Ngô Ðình Diệm en 1956, puis neutralisés ou détruits par la socialisation de 1976, n’ont pas tardé à émerger de nouveau, partiellement, aux côtés de nouveaux venus. Parallèlement, sont réactivés ou créés des réseaux de production ou de distribution ou encore de spéculation dans lesquels sont impliqués les descendants de la diaspora chinoise de Singapour, Bangkok, Manille, mais aussi les Chinois de Hong Kong, de Taiwan ou de la République Populaire de Chine. Il est indiscutable que, dans cette relance de l’économie vietnamienne, les communautés chinoises d’outre-mer, très influentes en Asie du Sud-Est et en relations étroites avec les entrepreneurs de Cholon, qui ont retrouvé les coudées franches et renoué avec la prospérité, jouent un rôle moteur primordial, bien que difficile à chiffrer.
Nguyễn Thế Anh
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